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Précarité alimentaire : avançons-nous vers des systèmes alimentaires durables plus inclusifs ?

Alimentation Durable
8 novembre 2022

Les derniers chiffres de l’Insee de juin 2022 confirment que la précarité alimentaire ne cesse de croître en France, sous des visages divers et que les personnes hésitent toujours à avoir recours à l’aide alimentaire par peur du jugement. Face à cette réalité, de nouvelles formes d’accès à une alimentation de qualité pour toutes et tous se déploient. Elles partagent des valeurs communes, notamment celle de placer le public concerné au centre des actions et de leur offrir un accès non stigmatisant. Ces initiatives s’identifient comme mettant en œuvre la « démocratie alimentaire », la « justice alimentaire » ou contribuant à assurer « le droit à l’alimentation ». La recherche accompagne cette multiplication d’actions. Les pouvoirs publics ne sont pas en reste, mais sont-ils à la hauteur du besoin de changement d’échelle de ces formes d’accès et des revendications d’inclusion ? Que dit l’avis rendu par le Conseil national de l’alimentation en octobre 2022 ? Et qu’en est-il du nouveau « fonds pour une aide alimentaire durable » annoncé le 3 novembre et doté de 60 millions d’euros pour 2023 ? Tour d’horizon de l’actualité dense de cet automne.

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Échange intergénérationnel durant le buffet anti-gaspi et zéro-déchet à l’occasion de l’inauguration de la Maison Engagée et Solidaire de l’Alimentation à Lyon (© Bertrand Gaudillère / item)

Automne 2022, une actualité riche pour les solidarités alimentaires

À travers le soutien à de nombreuses initiatives depuis plus de dix ans, nous avons pu observer une montée en puissance des approches d’accès à l’alimentation de qualité pour toutes et tous, mobilisant le « droit à l’alimentation », la « démocratie alimentaire » ou la « justice alimentaire ». Ces terminologies interrogent, c’est pourquoi une session de réflexion a été co-organisée sur ces sujets par la Fondation, début septembre, au sein du colloque du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle « Manger ensemble pour refaire le monde », préparé par le Cirad, l’Inrae et le cabinet Transitions. Cet évènement a permis d’explorer les leviers utilisés par ces initiatives pour mobiliser la composante politique et citoyenne du sujet de l’accès à l’alimentation.

Quelques semaines plus tard, les Rencontres sciences-société « Pour des solidarités alimentaires » de la Chaire Unesco Alimentations du Monde, ont réuni pour la première fois une communauté de plus de cent cinquante porteurs d’initiatives, collectivités et chercheurs engagés sur ces sujets. Les personnes présentes ont formulé le besoin de continuer à se rencontrer, à échanger, à apprendre collectivement et à contribuer à la transformation de la lutte contre la précarité alimentaire en France.

WALSER MARIE PHOTO IDENTITE
«
Ces Rencontres ont permis de rendre visible les travaux de recherche en cours sur les solidarités alimentaires, tout en abordant des questions d'actualité comme celles du droit à l'alimentation, de mesure de la précarité alimentaire ou du rôle des collectivités territoriales dans la lutte contre la précarité alimentaire. Aujourd'hui, notre enjeu est de continuer à fédérer les acteurs engagés et d'entretenir la dynamique pour faire vivre la communauté constituée à l'occasion de cet événement.
»
Marie Walser - chargée de mission à la Chaire Unesco Alimentations du monde.

Un avis important sur la prévention et la lutte contre la précarité alimentaire a été adopté le 19 octobre 2022 par le Conseil national de l’alimentation (CNA), instance consultative de l’État. Il y reconnaît la nécessité de construire une démocratie alimentaire pour favoriser un accès de toutes et tous à une alimentation compatible avec un système alimentaire durable. Ses conclusions incluent la nécessité de considérer l’alimentation comme un droit fondamental et de développer les initiatives complémentaires ou alternatives à l’aide alimentaire. « L’important dispositif de participation citoyenne orchestré par le secrétariat interministériel du CNA, auquel j’ai eu l’honneur d’être associée, mérite d’être salué, explique Mathilde Douillet, responsable de programme alimentation durable de la Fondation Daniel & Nina Carasso. Il a permis d’apporter, dans les discussions, les priorités et les préconisations formulées à partir de l’expérience de situations vécues. Une perspective essentielle à intégrer pour répondre aux besoins et attentes ! »

La Maison Engagée et Solidaire de l’Alimentation à Lyon

L’association Vrac France agit contre la précarité alimentaire en plaçant la participation citoyenne au cœur de sa toute nouvelle Maison Engagée et Solidaire de l’Alimentation (Mesa), inaugurée le 15 octobre 2022. Conçu comme une expérimentation, ce tiers-lieu alimentaire et solidaire au cœur du 8e arrondissement de Lyon  a vocation à être essaimé.

« À travers l’appropriation collective et la co-construction du projet avec les habitants et habitantes du quartier, nous souhaitons faire de la Mesa un véritable espace de démocratie alimentaire où les personnes concernées par la précarité alimentaire puissent reprendre la main sur leur alimentation et formuler des propositions. »

Lorana Vincent – coordinatrice nationale Vrac France

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La Cagette, premier supermarché coopératif de Montpellier cas d’étude URBAL (© URBAL)

Des valeurs partagées par les initiatives, des collectivités en demande d’accompagnement

À travers la construction d’initiatives et d’expérimentations combinant la lutte contre les inégalités sociales de santé, le développement du pouvoir d’agir des personnes en précarité, la citoyenneté, le lien social, la relocalisation de l’agriculture, la transition agroécologique et la juste rémunération des producteurs, chaque acteur de la société civile porte sa propre vision de ce que devrait être l’accès à l’alimentation de qualité pour toutes et tous. Malgré quelques nuances, des valeurs communes les rapprochent. Un exemple montre comment ces initiatives traduisent concrètement leur volonté de solidarité avec les agriculteurs : beaucoup ne négocient jamais les prix d’achat des productions agricoles locales.

Il existe aujourd’hui de nombreux acteurs qui portent ces valeurs, considérés encore il y a peu comme des expérimentations “alternatives”, mais qui incarnent les dispositifs de lutte contre la précarité de demain. Il leur manque aujourd’hui principalement une capacité de pérenniser leur modèle économique. Certains ont réussi avec succès leur déploiement national grâce à un fort soutien public du plan de relance : comme les groupements d’achats de produits de qualité dans les quartiers populaires Vrac ou les épiceries sociales et solidaires en mixité de public et approvisionnement durable et local d’Ugess. Cependant, ces financements vont bientôt arriver à leur terme et aucun relais de financement structurel ne leur est annoncé, ce qui risque de mettre en danger leur pérennité et la poursuite de leur essaimage, à la hauteur des demandes qu’ils reçoivent. L’État renvoie la responsabilité aux collectivités territoriales qui, face aux multiples crises et par manque d’acculturation, n’ont pris le relais que très faiblement et de manière inégale. À titre d’exemple, une faible part des projets alimentaires de territoires incluent des considérations sur l’accès à l’alimentation, et une part encore plus faible de ce pourcentage est ouverte aux approches basées sur l’inclusion des personnes concernées.

Le développement de projets alimentaires de territoires plus durables, solidaires et démocratiques est justement l’objectif des coopérations expérimentales des cinq partenaires nationaux de Territoires à Vivres (Réseau Civam, Réseau Cocagne, Secours Catholique, Ugess, Vrac). Ce projet expérimental bénéficie du soutien politique des collectivités à Lyon, Marseille, Montpellier et Toulouse, mais a été rendu possible principalement par France Relance, et aura besoin de nouveaux soutiens publics conséquents pour perdurer.

De l’expérience des partenariats de la Fondation avec les collectivités territoriales, dans le programme Tetraa, beaucoup d’élus et de techniciens sont en demande de formation et d’accompagnement, afin d’agir avec plus d’ambition pour des systèmes alimentaires durables qui soient également plus inclusifs, démocratiques et solidaires. Les Assises territoriales de la transition agroécologique et de l’alimentation durable, qui se sont tenues à Nantes en septembre 2022, ont effectivement retenu comme thème prioritaire pour leur Déclaration : « La prise en compte des changements climatiques et de l’urgence sociale dans les politiques agricoles et alimentaires, afin d’assurer à tous un accès à une alimentation de qualité.

Une autre conviction commune anime ces initiatives : le changement des pratiques agricoles et des politiques publiques passera par la mobilisation des premiers concernés, les consommateurs et les producteurs.

La sécurité sociale de l’alimentation

Depuis 2019, un collectif travaille à construire et à porter un projet national de sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Accessible à toutes et tous, ce modèle s’appuie sur l’idée d’un transfert direct aux mangeurs d’une somme pour l’alimentation et un conventionnement des professionnels réalisé par des caisses gérées démocratiquement. Ces dernières années, les expérimentations locales naissent partout sur le territoire, notamment grâce aux financements philanthropiques et publics, comme à Montpellier par exemple, soutenues par la Fondation via l’Appel à projets Nourrir l’Avenir et dans le cadre du projet Territoires à Vivres. Ces expérimentations participent à affirmer le droit à l’alimentation et à la dignité, en mettant au centre le pouvoir d’agir des personnes en précarité.

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Ma Cantine Autrement à Montpellier cas d’étude URBAL (© URBAL)

Valoriser la contribution sociétale des projets alimentaires innovants

 

La forte mobilisation de la société civile pour accompagner autrement la lutte contre la précarité alimentaire reste peu visible des décideurs et des médias. Pour sensibiliser et questionner l’accès à une alimentation de qualité pour toutes et tous, les leviers peuvent être artistiques. Le film La Part des autres sensibilise le public sur la capacité qu’a l’alimentation à inclure et à exclure, et ouvre le débat sur la création d’une sécurité sociale alimentaire. Réalisé par le réseau des Civam (Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), il est projeté dans une centaine de salles partout en France pendant les mois d’octobre et novembre 2022, dans le cadre du festival Alimenterre, coordonné par le Comité Français pour la Solidarité Internationale. Autre projet valorisé par des vidéos : le projet de recherche Solaci, co-porté par l’association Vrac & Cocinas, a donné lieu à la réalisation de plusieurs court-métrages sur des initiatives de solidarité alimentaire, menées par des habitants de l’Hérault durant la crise sanitaire.

La question de l’évaluation des impacts de ces expérimentations et initiatives se pose pour envisager leur pérennité. Le caractère systémique de l’alimentation exige de changer de regard et d’outils, que ce soit pour rendre visible l’ingénierie nécessaire à l’action collective au niveau territorial, l’animation qui rend possible la participation et l’inclusion, ou encore évaluer les effets sur des dimensions comme le lien social, la citoyenneté ou le pouvoir d’agir. Le Cirad, l’université de Toronto et la Chaire Unesco Alimentations du monde collaborent à travers le projet Urbal pour proposer une méthode de cartographie des impacts de l’innovation dans les systèmes alimentaires et de leurs évolutions. Cette méthodologie a servi d’inspiration : elle a été appliquée à plusieurs projets d’accès à l’alimentation de qualité, dont ceux de l’association Vrac. Deux sessions de formation sont organisées par les chercheurs le 5 et 12 décembre à Montpellier. Inscrivez-vous ! Un ouvrage sera publié début 2023.

                      Mesure d’impacts d’Episol : rendre visible pour renforcer le dialogue avec les partenaires et financeurs

L’épicerie sociale et solidaire ouverte à toutes et tous Episol, située à Grenoble, combine épiceries fixe et mobile, un chantier d’insertion, un dispositif de paniers solidaires, ainsi qu’un volet antigaspi (récupération d’invendus auprès des supermarchés locaux et du marché d’intérêt national de Grenoble pour redistribution et valorisation). Membre actif du réseau Ugess, ce projet est particulièrement intéressant pour favoriser un accès à une alimentation de qualité pour toutes et tous. Mais comment mieux valoriser ces réalisations ? En 2022, Episol a entamé une analyse des changements générés par les actions de l’épicerie auprès des personnes impliquées et/ou impactées par la mise en œuvre du projet : un meilleur accès à l’alimentation en quantité et en qualité, la lutte contre l’isolement, le vivre ensemble, la qualité de l’accueil, la lutte contre le chômage et l’intégration sociale et professionnelle des salariés en insertion, l’implication et la participation à la dynamique territoriale ou encore l’amélioration de l’impact environnemental.

« L’évaluation des impacts sociaux nous permet de valider la cohérence du projet associatif, de vérifier qu’il répond bien aux besoins et que l’action possède un véritable impact sur les bénéficiaires prioritaires. C’est aussi un outil qui parle aux financeurs et qui paraît indispensable pour valider la pertinence de leur portage. »
Julie Baume-Gualino – directrice Episol

Dans cette diversité d’initiatives et de démarches, la Fondation observe des valeurs communes ainsi qu’une ambition partagée : concourir à une transformation juste des systèmes alimentaires par et pour l’ensemble des habitants dans un esprit de démocratie alimentaire. Face aux besoins toujours croissants, la communauté d’acteurs qui porte cette ambition est maintenant plus que jamais sous tension et a besoin d’un appui renforcé et pérenne. Les pouvoirs publics ont-ils pris la mesure de ces besoins ? Le 3 novembre 2022, la Première Ministre a annoncé la création d’un nouveau fonds “pour une aide alimentaire durable” de 60 millions d’euros. Il s’agirait d’un fonds complémentaire aux financements publics actuels, distribué sous forme d’appels à projets. Il sera renouvelé sur les cinq prochaines années. Pour moitié, un volet national serait réservé aux dix-huit associations habilitées à l’aide alimentaire au niveau national et centré sur l’achat de denrées de qualité et l’accompagnement des personnes. Trente millions seraient consacrés au volet territorial pour des expérimentations innovantes dont les chèques alimentaires durables ou des projets alimentaires de territoires solidaires et inclusifs.

Carasso DOuillet portrait
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Nous prenons le parti de l’optimisme, même si des signaux contradictoires sont envoyés au secteur. Pour tous ceux qui, comme la Fondation, se sont activement impliqués dans les concertations interministérielles du Cocolupa, et au sein du CNA, il peut être frustrant de constater que seule une partie des recommandations semble reprise dans ce nouveau fonds “d’aide alimentaire durable”. Mais la co-construction des contours du fonds par le Cocolupa et les services ministériels offre une nouvelle perspective. Nous resterons attentifs aux prochaines évolutions compte tenu de l’ampleur des enjeux.
»
Mathilde Douillet, responsable de programmes Alimentation Durable.
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